Par Michel M. Albert
Certains joueurs et certaines idées d’impro sont dites « absurdes », comme ce bon vieux poisson qui travaille dans un bureau, une truite qui floppe à l’entour cherchant l’oxygène, mais que tout le monde traite comme une employée normale, sans broncher. C’est un exemple que ma collègue Isabel Goguen rapporte souvent pour expliquer un tel style de jeu et que j’utiliserai ici pour discuter du concept de l’absurde.
Car cette idée est-elle véritablement absurde?
Encore doit-on définir ce qu’est l’absurde. Il ne s’agit certainement pas du non-sens. En littérature, on catégorise différemment le dada (non-sens), le surréalisme (logique de rêve), et l’absurde. Alors qu’en est-il?

En philosophie, en littérature et au théâtre, l’absurde repose surtout sur l’attente que l’être humain a du Monde, et son expérience de celui-ci, donc de la contradiction entre les deux, et on met en scène de façon plus ou moins symbolique cette dissonance. Par exemple, une contradiction de l’expérience humaine est que l’on est seul même dans une foule, parce qu’on est pris dans notre tête, on ne peut pas savoir ce que les autres pensent, ils ne nous aiment pas nécessairement – on peut se sentir isolé sans pourtant être seul. Une mise en scène de cette contradiction chercherait à exagérer l’idée en jouant que personne ne connaît notre protagoniste, même pas ses proches. C’est une idée absurde que son époux ou ses parents ne le reconnaissent pas, facile à imaginer comme prémisse d’impro, et pas très loin de la célèbre scène entre les Martins dans La cantatrice chauve de Ionesco, où un couple marié ne se reconnaît pas.
Dans Le procès de Kafka, le personnage principal est arrêté, détenu, accusé et condamné sans jamais se faire dire ce qu’il a fait de mal, une image absurde du système implacable contre l’individu. Dans En attendant Godot de Becket, l’existentialisme est mis en scène avec deux personnages qui attendent, quoi, la mort? La vie? Que quelque chose leur arrive? Ici, l’absurdité est la réalisation que vie est un jeu d’attente pour la prochaine étape pendant laquelle on ne fait pas grand chose même si on veut effectuer du changement.

Qu’est-ce que ces diverses idées ont en commun? Réponse : Une signification, une métaphore, un message que, malgré le ridicule de la situation présentée, l’auteur veut faire passer. C’est l’inverse du non-sens; plutôt, une idée remplie de sens.
Alors retournons à notre poisson de cubicule. Est-ce que l’idée est absurde, ou tout simplement farfelue? Ça dépend! Quelle est l’intention de mettre ces deux idées non-compatibles ensemble? Ça peut très facilement être pour créer un effet comique et dissonant. Rien de mal avec ça. Mais pour créer une impro plus riche, on devrait chercher à relever une absurdité, faire passer un message en 2e niveau. Le poisson est peut-être une image de cette première journée dans un nouveau travail, quand on n’a aucune idée quoi faire et qu’on étouffe d’anxiété. Ou alors une image de tolérer, dans notre lieu de travail, des gens qui sont complètement inefficaces et mal adaptés à leur tâches. Ce poisson-là monterait les échelons, laissez-moi vous dire! C’est aux joueurs de forcer le public à faire de telles connexions, à voir au-delà de la prémisse loufoque, autant drôle qu’elle peut être. Dans ce qu’on dit, dans ce qu’on montre, sans pourtant devoir l’expliquer et d’ainsi vendre la mèche.

Si on réussi, on aura fait quelque chose qui s’apparente au théâtre de l’absurde. Sinon, se sera une idée drôle qui remplira les 3 minutes allouées, sans plus. Mais on veut plus, n’est-ce pas?
Le truc simple est de compléter le caucus qui a donné naissance à une idée farfelue avec un sens en posant et en répondant la question : « Oui, mais qu’est-ce que ça veut dire? » Les joueurs ensuite devront laisser des indices pour le public attentif, et guider la métaphore à bon port. Résultat : Une improvisation plus intelligente que la norme!
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