Par Michel M. Albert
Jeudi dernier se déroulait la deuxième de trois pièces de théâtre improvisées organisées par Impro NB, mettant en vedette des comédiens professionnels – Annik Landry, Bass Levesque, Bianca Richard et Ludger Beaulieu – dans un contexte de théâtre professionnel (dans ce cas, la Salle Empress du Théâtre Capitol). «Cages – Un mystère captivant et complètement improvisé » offre donc une autre mise en scène minimaliste, emprisonnant les comédiens dans des carrés pas plus de 3 pieds par 3 pieds, sous une douche de lumière acide. On ne sait pas ce qu’ils font là, ni pourquoi ils sont encagés. La voix électronique sur le haut-parleur n’aide pas, avec ses messages de désespoirs qui rappellent Kafka, le jeu de rôle Paranoia, ou le jeu vidéo Portal. C’est du théâtre de l’absurde, et ambigu jusqu’à la dernière goutte. Comment l’avez-VOUS pris? Quelques possibilités…
L’explication littérale
Celle qui offre le moins de profondeur, mais un bon point de départ pour décrire l’histoire qui s’est déroulée. Quatre personnages, décrits comme des prisonniers et à qui le public a attribué des rôles. Annik sera le vétéran qui est là depuis le plus longtemps, qui disjoncte, qui écrit ses théories mathématiques sur une ardoise – elle a dû respirer un montant important de craie. Bass a une cuiller pour mieux creuser un tunnel et se veut pas mal chill étant donné la situation. Ludger porte des chaînes parce qu’il est dangereux. Bianca arrivera après quelques minutes avec son béluga en pluche (son surnom deviendra « Toutou »), la petite nouvelle qui ne comprend pas ce qui se passe.
À tous les temps en temps, les prisonniers se rendront à une salle d’examen, d’interrogatoire, ou de fouille, et en reviendront changés, peut-être avec un autre morceau du casse-tête, bien que ces morceaux ne semblent pas concorder l’un avec l’autre. Bass reviendra nerveux et instable, prône à des rires soudains et des passes sérieuses abruptes. Ludger, dont la coquille du gars coriace se désagrège peu à peu, réussira à s’évader, mais retournera à sa cellule pour dire aux autres que les prisonniers qui ne reviennent pas se font cannibaliser et qu’il n’y a pas de sortie. Bianca, choisie par le public pour avoir un secret qui ne lui est dévoilée que vers la mi de la pièce (et libre à interprétation), revient confiante, silencieuse, toute autre que la naïve innocente du début; elle mimique les autres comme s’ils étaient des miroirs, et leur lance des regards qui les fait reculer, puis sort, libre. Les détenus qui restent se questionnent quant à la réalité de leur prison. Après ce moment, Annik s’empoisonne et meurt, se retirant de la scène. Ludger, toujours techniquement un évadé, sort aussi. Annik revient sur scène, une jeune innocente qui prendra désormais le rôle du prisonnier A-98, et le cycle recommence. Bass l’initie à ce monde, sur le bord du désespoir, et les portes ouvrent pour tout le monde sauf la petite nouvelle, qui s’endort dans sa case. Et fin.
C’est ce qu’on voit, mais qu’est-ce que ça veut dire? S’agit-il d’une expérience ou d’un test fait sur des cobayes pris sur la rue à l’âge de 24 ans (comme on l’apprend)? Si oui, pourquoi? Et est-ce que L-41 avait raison que les prisonniers se faisaient éventuellement manger? Ou n’était-ce qu’un autre test? Le secret de Bianca, on peut le révéler maintenant, c’est qu’elle était en fait « en charge » de cet environnement, pas réellement prisonnière, soit du début, soit à partir du moment où elle lisait la note secrète. Pendant son absence, les prisonniers, maintenant ayant l’idée du cannibalisme en tête et privés de nourriture depuis longtemps, parlent franchement de la dévorer si elle revient (ou même si elle ne revient pas, si elle est effectivement utilisée pour fournir des repas). Mais elle revient, et son regard est accusateur. Dans cette version de l’histoire, elle fait partie de la machine qui pousse les prisonniers à leur limite, et quand il se sont complètement déshumanisés, elle fait son entrée et expose leur honte. Ils ont failli le test. Et si ils sont libérés ensuite, c’est pour vivre sachant qu’ils ne sont pas de bonnes personnes, qu’ils sont capables d’atrocités. A-98 ne peut pas vivre avec ça. Brrr.
L’explication psychologique
Une autre façon de voir la pièce, surtout en rétrospective et connaissant le secret de Bianca, c’est qu’on est dans sa tête et que chaque personnage est une manifestation de quelque trait de personnalité. Annik, mathématicienne et philosophe, est son intellect. Bass, changeant et plaisant, est à la fois son espoir et désespoir. Ludger est son agressivité et son sens de la survie. Bianca elle-même joue initialement l’innocence de la personne que les autres forces essaient de corrompre. Pensons-y bien. Si Annik est l’intellect, elle est en train de pousser le soi « enfant » à vieillir, à rejeter les choses enfantines comme le toutou. Le personnage de Bass prend à la folie, confronté à l’absurdité du monde (une prison sans règles claires), projette le désespoir qui se veut un des grands facteurs d’érosion de l’innocence. Mais aussi l’espoir, que la pièce dans ce contexte traite comme une « cage » qui mène à cette dissonance érosive. Ludger veut se protéger en étant difficile d’approche, mais dans sa performance, il est clair que tout est dans les apparences et que sa coquille cache des insécurités. Et les trois veulent « manger » le soi, c’est-a-dire détruire l’innocence de Bianca.
L’évidence de cette idée peut être trouvée dans le fait que tout le monde, quelque soit leur âge maintenant, est arrivé à celui de Bianca, 24 ans. Puis quand elle fait son retour, la mimique des miroirs fait le spectateur se demander s’il n’y a pas là un mélange des identités. Le départ ou la mort des personnages par la suite, voudrait peut-être dire que le personnage de Bianca les a rejeté dans son ascension vers la maturité. Une personne plus cynique pourrait plutôt s’imaginer que cette maturité n’est venue qu’avec la corruption naturelle par ces autres éléments. Libre de sa « cage », auto-actualisée, elle sort de la scène, puis le cycle recommence. Une autre jeune personne sera aux prises avec ses propres insécurités, les idées promues par la société, et une confrontation avec un univers absurde. On y passe tous. Ce purgatoire par lequel l’individu passe de l’enfance à l’âge mûr est universel.
L’explication socio-allégorique
Dans cette version, la prison est la société, et chaque « cage » est une raison personnelle de s’isoler des autres. Tout le monde est son propre gardien, et la seule personne qui peut nous ouvrir la porte est nous-mêmes. Je donne crédit à Bass pour certaines des descriptions qui suivent ici : Ludger peut représenter la culture du gymnase, la force physique, la toxicité masculine qui pousse la personne à ne jamais révéler sa vulnérabilité et donc à refuser aux autres accès à sa personne. Il sort de sa cage, mais y revient, encore plus convaincu que jamais qu’il y est davantage en sécurité. Annik, la sagesse de l’âge devenue amère, enfermée derrière une mur dont les briques sont toutes les déceptions d’une longue vie. Bass, lui, la culture du bien-être superficiel où on rit pour ne pas pleurer. Il ne faudrait surtout pas adresser le problème ou parler du malaise, surtout pas révéler qui l’on est. Sa cuiller est inutile, juste une autre illusion qu’on « va s’en sortir ». Et Bianca joue le jeu de la personne qui ne sait pas ce qui se passe, et qui aime mieux vivre une fantaisie et rester jeune, comme on se plaît à remplir les médias sociaux d’opinions sur des films et émissions de télé, tout en se désintéressant des choses qui ont un impact immédiat sur nous, ce que l’on considère « la politique ». Ces personnages n’existent que dans une ILLUSION de la vie communautaire. Ils ne se touchent pas, ne se respectent pas, ne se comprennent pas. Et ainsi on peut expliquer pourquoi les expériences de chacun, quand appelé à l’extérieur de sa cellule, ne semblent pas exprimer la même réalité.
Dans ce contexte, le personnage de Bianca s’auto-actualise pour devenir maîtresse de sa situation, reconnaissant pour la première fois que sa prison est illusoire et que les autres membres de sa « communauté » sont bêtes de ne pas le réaliser eux aussi. Elle se moque d’eux puis quitte la situation, ce qui semble en inspirer d’autres, bien que l’échappatoire du personnage d’Annik n’en est pas un vrai (c’est dark). À la fin, quand le nouveau prisonnier A-98 arrive, c’est pour s’installer dans une cage alors que le personnage de Bass, bien qu’il peut sortir, désespère de voir que le cycle continue. On peut s’en sortir individuellement, et même s’entraider pour y arriver, mais il faut atteindre une masse plus critique pour changer la société.
Quelle est est la VRAIE réponse? Chaque comédien avait sa propre solution parmi celles-ci, donc impossible de ne soutenir qu’une seule explication. Elles sont toutes vraies, simultanément, et ne sont pas nécessairement les seules que l’on peut prouver.
S’amuser avec les clips audios
C’est toujours intéressant de recevoir un commentaire qui laisse croire que c’était plus contrôlé que ce ne l’était vraiment. Dans ce cas, quelqu’un m’a par après demandé si les annonces de la voix de la prison étaient pré enregistrées ou si le texte-à-voix était fait sur place, selon les besoins de la pièce, parce qu’ils marchaient trop bien avec l’action. Tous les messages étaient préenregistrés (pour leur donner des effets de production) et juste assez vagues pour servir. Il y avait aussi des versions différentes de chaque message impliquant un différent comédien, donc je pouvais m’adapter. Il faut être bien préparé, mais le crédit va entièrement aux comédiens qui ont su intégrer les messages dans leur improvisation, acceptant le « robot » comme 5e personnage.
Pour donner un sens de l’environnement absurde et kafkaïen, je me suis plaît à terminer le cycle nocturne aussitôt qu’il était débuté, mais mon message préféré est sans doute « Il n’y a pas d’issue, pas de réponses, pas d’espoir. Bonne journée. » On y entend le ton acide et satirique de la pièce. Le dernier message ouvrait les portes aux membres du public, comme quoi ils avaient aussi été prisonniers pendant la soirée. Les portes de l’Empress n’avaient évidemment pas été verrouillées, mais on peut espérer qu’ils aient été « captivés » par l’intrigue de la pièce. Du point de vue socio-allégorique cité ci-haut, ils font tous partie de cette société de gens isolés (les bulles/tables étaient leurs cages métaphoriques), sur quoi cette révélation sous forme de gag les aura peut-être fait cogiter.
Une pièce qui fait jaser à la sortie, si on croit les échos, vu que les réponses ne sont pas librement données. Ceci dit, jamais deux sans trois, on doit maintenant se préparer pour «Corridors », présenté le 20 mai prochain au Théâtre l’Escaouette!
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